Article du Bulletin N° 30
“Combien faut-il d’œillets pour vivre ? Peut-on vivre uniquement du sel ?”
Récemment, le Conseil de district était appelé à délibérer sur le problème de “l’aide à l’œillet”. Pendant l’échange d’idées qui précédait la décision, un conseiller posa la question :
“Est-il utile d’aider un saunier qui travaille moins de vingt oeillets ? Une exploitation de cette taille étant insuffisante pour vivre, l’encourager financièrement ne serait-il pas une erreur.”
Nous avons été intrigués par cette question et, lors du marché du vendredi, nous avons interrogé deux professionnels, Isabelle Blanchard et Nicolas Garnier qui exploitent 64 œillets.
Ils nous ont proposé de donner leur sentiment sur cette question et, par la même occasion, de traiter du rôle des élus dans la problématique de l’aide de la collectivité à la profession.
QU’EST-CE QU’UN ŒILLET :
L’œillet est le point le plus bas, l’aboutissement du circuit hydraulique du marais salant (mer, étier, réserves, marais-gât, circuit interne). Bassin creusé dans la couche naturelle d’argile, il est le lieu où le sel se cristallise, dans une très fine épaisseur d’eau saturée, la saumure. À Noirmoutier, l’oeillet mesure entre 35 et 90 m2.
SURFACE MINIMUM D’INSTALLATION (SMI), STATUT PAYSAN, PROTECTION SOCIALE :
La SMI est une notion administrative fixant la taille minimum de l’exploitation. Avec l’obtention d’un diplôme agricole de niveau 4 elle conditionne l’accès aux aides DJA (Dotation Jeune Agriculteur).
En Vendée la SMI est de 50 œillets. La demi SMI (25 œillets) est nécessaire pour accéder au statut d’exploitant. En dessous de 25 œillets, une cotisation dite “de solidarité” ne donne aucun droit, mais permet à beaucoup d’installés “hors DJA” ou”progressifs” d’avoir un semblant de statut et d’exister pour la Mutualité sociale agricole, organisme de gestion de la protection sociale agricole.
En attendant d’accéder à leur surface complète, très variable selon les situations, ces installés “progressifs” bénéficient souvent alors de l’assurance sociale de leur conjoint ou de leur concubin.
Certains installés ne dégageant pas un revenu suffisant peuvent avoir tendance à rester volontairement en dessous du seuil des 25 œillets pour éviter d’avoir des charges sociales à verser. Cet effet pervers du seuil déclaratif les prive de leurs droits à retraite, il les place également en situation marginale et précaire du point de vue de la protection sociale.
La question de la taille de la SMI est un débat très important car elle entraîne un effet de seuil et dépend de critères de production et de rémunération considérés comme invariables, ce qui est faux puisque par exemple la surface des œillets varie de 1 à 4 en Vendée
Administrativement, la question est donc : Quel nombre d’œillets pour quel statut paysan ? Pour quelle protection sociale ?
L’exploitation d’un trop grand nombre d’œillets par actif pour un métier non mécanisé ne semble pas viable physiquement étant donné la forte concentration des charges de travail pendant une courte période annuelle.
À l’inverse, si une majorité de sauniers exploitent moins que 25 œillets (la demi SMI), cette profession risque de demeurer une activité secondaire, tant du côté du revenu que du point de vue de la professionnalisation et de la protection sociale.
ACTIVITÉ SECONDAIRE OU MÉTIER PRINCIPAL :
Traditionnellement, depuis plus d’un siècle, peut-être plus longtemps, s’est développé un jugement local sur la viabilité économique du marais salant. La phrase d’avertissement si souvent entendue par les anciens “on ne peut pas vivre que du sel” exprime une vérité propre au caractère risqué de l’activité. Elle témoigne aussi des conditions historiques de la culture du sel et de sa commercialisation depuis un siècle, bien avant le formidable engouement des populations urbaines pour des produits de qualité valorisés à leur juste valeur.
L’examen des situations professionnelles actuelles est éclairant à ce sujet.
Très peu de sauniers, commercialisant eux mêmes leur sel, vivent uniquement des revenus de leur profession. Pour la grande majorité, par choix ou par obligation, le sel est un revenu d’appoint à côté d’une autre profession exercée à titre principal. Une part importante d’entre eux souhaiteraient ne vivre que du sel mais doivent exercer d’autres métiers pour vivre.
90% des sauniers sont adhérents d’une coopérative.
Cette disparité des situations est la première cause des clivages actuels sur l’organisation et la formation professionnelles, la commercialisation, la rémunération du sel.
LA VIABILITÉ ÉCONOMIQUE :
Deux facteurs principaux déterminent directement la viabilité économique, la taille de l’exploitation donc le nombre d’œillets :
– le rendement,
– le niveau de rémunération du sel.
LE RENDEMENT :
Le rendement annuel (tonnage de sel à l’œillet) dépend si l’on travaille seul ou en couple, des qualités physiques et psychologiques des personnes, du savoir-faire, de la bonne acquisition et de la qualité de l’expérience professionnelle, des caractéristiques morphologiques du marais, sans oublier les conditions météorologiques.
SEUL OU EN COUPLE :
On a observé que le fait de travailler seul accentuait en moyenne le risque d’échec. Seul, on a plus de mal à surmonter les difficultés physiques et psychologiques qui émaillent le parcours d’installation. On a plus tendance à se refermer sur soi même et on tire moins d’enseignement de sa propre expérience quotidienne. Lorsqu’on travaille en couple ou en équipe, l’aide, la complémentarité, l’émulation, jouent à tous les
niveaux, permettant d’échanger, de confronter les points de vue sur la façon de travailler. On apprend beaucoup plus et plus vite.
LE SAVOIR-FAIRE :
Outre le profit qu’on sait tirer ou non de sa propre expérience, le savoir-faire dépend en grande partie de la qualité de la formation. Seulement 15% de la profession est titulaire d’un diplôme agricole, 10% est passée par la formation spécialisée existant à Guérande. L’accompagnement technique, au sein de la famille ou de l’entourage par un professionnel (une partie importante de la profession est originaire de l’île ), peut en tenir lieu. Dans tous les cas, l’accompagnement du débutant pendant son apprentissage est essentiel.
Le savoir-faire dépend aussi beaucoup de la capacité de l’apprenti à identifier, interroger et à écouter, parfois “décrypter”, le témoignage de ceux qui savent, anciens sauniers, ou professionnels en activité, à poser les bonnes questions et à faire le lien avec ce qu’il peut observer. Souvent le débutant ne sait pas à qui demander et risque d’accorder une confiance injustifiée à la première personne qui va prétendre lui enseigner le métier.
Certains échecs proviennent de choix erronés, effectués dès le départ sous l’influence de mauvais conseils. Le choix des marais à réhabiliter pour l’installation est stratégique. La taille du marais doit être adaptée aux capacités du candidat. L’altération éventuelle de l’étanchéité des fonds suite à des phases de dessèchement prolongées dues à l’abandon, les conséquences irréversibles d’anciens travaux sur l’intégrité de l’outil de travail foncier, l’éloignement, les difficultés d’accès hivernal sont autant de facteurs à examiner attentivement.
LA RELATION D’APPRENTISSAGE :
Chercher puis choisir le bon formateur n’est pas une chose facile pour un débutant. L’une des façons de procéder est d’interroger ceux qui ont un bon rendement, mais tous les bons sauniers ne sont pas, ou ne veulent pas être de bons transmetteurs de ce qu’ils savent. Une relation d’apprentissage réussie exige pendant plusieurs années générosité, confiance, réciprocité dans les échanges.
La multiplication de telles relations de transfert de compétences, de la mise en commun des savoirs, est sans doute à la fois une des conditions de l’amélioration du rendement en sel à Noirmoutier et le meilleur ciment social pour notre profession.
LA RÉHABILITATION ET LA GESTION HYDRAULIQUE :
Un bon rendement dépend aussi de la façon dont les marais sont réhabilités lors de l’installation. Le rétablissement des “bons niveaux ” pour le circuit hydraulique permet la circulation d’une épaisseur minimale d’eau salée, d’un réchauffement, d’une évaporation et donc d’une concentration maximales de l’eau.
La reconstruction des chemins de marais ou “vettes” avec une “bonne” argile permet l’étanchéité entre les bassins contigus de salinités différentes.
Une bonne compréhension des principes de gestion hydraulique, un suivi constant du marais, un débit minimal adapté exactement aux variations journalières de l’évaporation, la précocité dans la préparation annuelle, sont autant de qualités indispensables à acquérir très vite.
CARACTÉRISTIQUES MORPHOLOGIQUES DES MARAIS :
Le rendement est aussi dépendant d’autres facteurs liés aux caractéristiques morphologiques propres à chaque “tenue hydraulique”, à chaque marais : – une exploitation peut être “groupée” en une seule unité foncière ou divisée en plusieurs séparées parfois de plusieurs kilomètres. Le temps de déplacement est du temps de travail en moins sur l’exploitation, donc du sel en moins.
– les proportions variables entre les chauffes externes et internes (la “carburation” du marais) et la la surface du cristallisoir (la “cylindrée” du marais).
– la situation par rapport aux prises d’eau de mer qui va déterminer la capacité du marais à se vider et à prendre aisément de l’eau salée.
– l’orientation par rapport au vent dominant.
– le “fond”, constitué d’argile plus ou moins sablonneuse qui restitue plus ou moins la chaleur solaire.
– la remise à niveau, la planéité et la qualité des “fonds” usés des œillets dépendent essentiellement de la capacité collective de mise en œuvre de travaux de “chaussage” (apport de terre neuve) tous les 25 ans. Ces travaux ne sont plus effectués à Noirmoutier depuis trente ans. Cet état de fait explique en partie les rendements médiocres sur l’île ( 1 T / œillet / an à Noirmoutier contre 1,5 T à Guérande).
LA MÉTÉOROLOGIE :
Enfin, et c’est l’une des caractéristiques de la récolte du sel breton-vendéen, le rendement moyen varie d’une année à l’autre en fonction de l’ensoleillement et de la pluviomètrie (de 0 à 3 tonnes / œillet / an).
LA RÉMUNÉRATION DU SEL:
À nombre d’œillets et rendement égaux, la rémunération que l’on tire du sel varie considérablement selon le type de commercialisation, d’organisation professionnelle, la volonté ou non des producteurs de s’organiser pour défendre leur revenu.
LA DÉMARCHE COOPÉRATIVE :
Si on adhère à une démarche coopérative le nombre d’œillets minimal dépend aussi directement de la capacité de la coopérative à défendre le revenu de ses adhérents.
À Noirmoutier, la coopérative de sel rémunère actuellement le gros sel 1, 58 F le kg et la fleur de sel 26 F le kg.
Pour un rendement annuel moyen de une tonne à l’œillet, et un ratio de 5% pour la fleur de sel, soit 50 kg par œillet, avec apport total à la coopérative, on peut estimer un revenu net de 7 000 F/ mois avant impôt pour une exploitation de cinquante œillets exploitée en couple, ce qui ramène la part individuelle bien en dessous du SMIC. L’exploitation correcte de 50 œillets nécessite 23 heures de travail par jour pendant la récolte, d’où la présence indispensable d’au moins deux actifs.
Étant donné le coût élevé de la vie sur l’île, le faible rendement moyen très inférieur ces dernières années au rendement moyen local théorique de 1 T / œillet, la non constitution de stocks pendant les bonnes années précédentes, un développement commercial surdimensionné par rapport aux capacités productives, le niveau faible de rémunération lié à l’absence de volonté collective de défendre un revenu correct, on comprend pourquoi actuellement une majorité de producteurs ont un second métier.
VALORISATION EN CIRCUIT COURT :
Certains producteurs, vendant directement tout ou partie de leur produit en circuit court (vente directe, dépôt, demi gros) peuvent valoriser le gros sel de 3 à 70 F le kg et la fleur de sel de 40 à 250 F le kg (prix variables selon le type de conditionnement et de valorisation).
Le temps passé à la commercialisation estivale (conditionnement, vente sur le marais ou sur le marché, visites pédagogiques, déplacements) représente pourtant une contrainte qui peut nuire à la production. Des charges variables supplémentaires (matériels et installations divers, frais de commercialisation, …) doivent également être intégrées pour relativiser.
À condition de respecter un ratio annuel de stockage suffisant, en adaptant en permanence le volume commercialisé aux quantités produites, quitte à perdre momentanément des marchés, un producteur valorisant lui même sa production peut donc théoriquement vivre du sel uniquement, avec relativement moins d’œillets. On peut estimer qu’une trentaine d’œillets par actif est un chiffre réaliste de viabilité dans ce cas, en fonction de l’organisation du travail, de l’efficacité technique et économique.
PRODUCTEURS NÉGOCIANTS :
Face à une demande croissante pour le produit, certains producteurs, du fait d’un manque conjoncturel ou structurel de production, au lieu de réguler leur vente ou d’augmenter leur rendement, optent pour un double statut plus ou moins déclaré de “producteurs-négociants”. Grâce à une interprétation libérale du statut de producteur et de la vente directe, et un certain laxisme des pouvoirs publics, le sel acheté est revendu sous le nom du producteur, trompant le consommateur sur l’origine incertaine du produit.
Cette pratique est de nature à déconnecter la viabilité économique et le nombre d’œillets. En effet, ces producteurs, devenus de fait des doubles actifs sans toujours le dire, pourront “vivre du sel” avec très peu d’œillets.
RÔLE DES ÉLUS :
Jusqu’à présent, les aides au marais salant ont été un outil de valorisation foncière, une aide indirecte aux propriétaires, plutôt qu’une aide véritable aux actifs.
Faute d’avoir tenté de définir des orientations précises engageant responsables professionnels et élus sur la base d’un contrat de développement précis, les aides à la profession ont fonctionné comme un instrument de pouvoir et de communication entrepreneurial et politique.
Opérations groupées d’aménagement foncier, aides européennes, du district, du conseil général, travaux d’entretien et de curage du réseau hydraulique, ont bien sûr joué un rôle positif sur le renouveau de l’activité et il faut s’en féliciter;
Mais derrière l’image dynamique et sympathique du marais salant, la réalité est plus cruelle.
Le débat sur le nombre d’œillets renvoie aux difficultés d’une profession à s’émanciper de la “carte postale”, à s’organiser pour acquérir et défendre un savoir-faire, à construire une valorisation commerciale
LA RÉCOMPENSE
respectueuse des intérêts des producteurs, des consommateurs, pour prouver qu’aujourd’hui à Noirmoutier, malgré la fragilité de l’activité, on peut vivre uniquement du sel.
Si des aides des collectivités doivent être reconduites vers la profession, elles ne pourront certainement plus faire l’impasse comme auparavant sur son fonctionnement interne. Elles auront avantage à s’appuyer sur les réalités actuelles de la profession en les distinguant des réalités anciennes (les conditions sociales et économiques, les techniques de production ont changé). Dans cette perspective, notons le souci actuel de la part du nouveau Président de District et de son équipe de veiller à l’établissement de critères cohérents et équitables pour une juste utilisation des aides publiques.
La plupart des aides au marais salant vont transiter dorénavant par les Contrats Territoriaux d’Exploitation (CTE). Ces CTE organisés en deux volets, socio- économique et environnemental, regroupent les actions à conduire sous la forme d’aides contractualisées en fonction d’objectifs bien précis.
Les principales structures professionnelles représentatives au niveau départemental se sont associées pour construire un projet collectif de CTE spécifique au marais salant. Au sein du futur comité de pilotage, structures intercommunales et associations ont toute leur place auprès des professionnels porteurs de projet pour accompagner, encadrer, aider, le développement cohérent d’une activité directement liée à l’entretien de 1200 ha d’un territoire patrimonial, cultural, d’un milieu naturel reconnu par tous comme essentiel pour notre île.